Refus de communiquer le code d’un téléphone : le tribunal de Marseille écarte l’infraction sur le fondement du droit de l’UE

L’avocat au barreau de Paris, Alexis Baudelin, a récemment partagé sur son compte Instagram une décision surprenante rendue par le tribunal correctionnel de Marseille le 29 janvier 2025 (n°24159000644). Les juges ont estimé que l’article 434-15-2 du Code pénal, qui réprime le refus de communiquer une « convention secrète de déchiffrement » (le code d’un téléphone), ne pouvait être appliqué dans les conditions procédurales actuelles. Leur conclusion ? L’absence d’intervention d’une autorité véritablement indépendante au stade de l’enquête préliminaire ou de flagrance contrevient aux garanties imposées par la directive (UE) 2016/680 et par la jurisprudence de la CJUE. Dans leur jugement, ils soulignent que la saisie et l’exploitation d’un téléphone portable, lorsqu’elle est uniquement autorisée par le procureur de la République, ne respectent pas l’exigence d’impartialité requise par le droit de l’Union. Ce dernier impose soit l’aval d’un juge indépendant, soit à tout le moins une validation a posteriori réalisée dans de brefs délais, ce qui n’est pas le cas en France. Par conséquent, les magistrats marseillais ont écarté l’application de l’article 434-15-2, estimant que son usage dans ce contexte serait contraire aux normes européennes. Des enjeux ancrés dans l’infraction de refus de code L’article 434-15-2 du Code pénal incrimine le refus de communiquer le code de déverrouillage, assimilé à une clé de déchiffrement dès lors que le téléphone utilise un procédé de cryptologie. Les sanctions peuvent aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 450 000 euros d’amende, justifiées par le souci de lutter contre des infractions graves, telles que le terrorisme ou le trafic de stupéfiants. Au fil des années, la Cour de cassation a progressivement affermi la position selon laquelle le code de déverrouillage pouvait constituer une « convention secrète de déchiffrement ». Deux arrêts retiennent particulièrement l’attention : l’un rendu le 13 octobre 2020 et l’autre, plus décisif, en assemblée plénière le 7 novembre 2022. Dans les deux cas, la haute juridiction a considéré qu’il appartenait aux juges du fond de caractériser l’existence d’un mécanisme de cryptologie, tout en rappelant qu’un simple code peut, dans certaines configurations, donner accès à des données cryptées. En réaction, plusieurs cours d’appel ont fait preuve de réticence, estimant que le code d’accès ne correspondait pas toujours à un déchiffrement à proprement parler. Néanmoins, la tendance globale, jusqu’à présent, penchait pour une application relativement rigoureuse de l’article 434-15-2, avec une volonté manifeste de sanctionner le refus de remettre le code lorsque les conditions techniques étaient remplies. Le rôle clé du contrôle indépendant Le jugement marseillais de janvier 2025 introduit une perspective nouvelle : non pas remettre en cause la définition juridique du code en tant que clé de déchiffrement, mais contester la conformité du dispositif pénal français avec les standards européens. En effet, la directive (UE) 2016/680, ainsi que l’arrêt de la CJUE du 4 octobre 2024, exigent qu’une intrusion dans la sphère privée — comme l’accès aux données cryptées d’un téléphone — soit autorisée par une autorité ou une instance indépendante. Or, en France, l’ouverture d’une enquête préliminaire ou de flagrance est placée sous la seule responsabilité du procureur de la République, qui n’est pas considéré comme un juge indépendant. Ce point est crucial. La jurisprudence européenne insiste sur la nécessité d’un contrôle préalable, ou a minima d’une validation rapide, pour protéger les droits fondamentaux liés à la vie privée et à la protection des données. En écartant l’article 434-15-2 au motif que la procédure ne prévoit pas ce garde-fou, le tribunal correctionnel de Marseille affaiblit considérablement la portée de l’infraction telle qu’elle est actuellement appliquée. Impacts sur la procédure et libertés fondamentales Au-delà de la dimension purement technique du cryptage, ce jugement éclaire les dilemmes qui entourent la protection des libertés individuelles dans l’enquête pénale. D’une part, l’accès aux contenus d’un téléphone peut être crucial pour confondre des suspects ou prévenir des actes criminels. D’autre part, l’absence de contrôle d’un juge indépendant dans la phase initiale de l’enquête soulève des inquiétudes quant à une éventuelle dérive répressive ou une atteinte disproportionnée à la vie privée. Le droit au silence et la non-incrimination refont également surface dans ces débats. Le Conseil constitutionnel a jugé que les données, étant préexistantes à l’acte de communication du code, ne sont pas protégées par le principe de ne pas témoigner contre soi-même. Néanmoins, les tribunaux restent attentifs à l’équilibre entre l’efficacité de l’enquête et la préservation des droits fondamentaux. La décision marseillaise en est une parfaite illustration : elle n’invalide pas l’infraction en tant que telle, mais rappelle l’exigence incontournable d’un juge indépendant pour encadrer ces investigations. Quelle suite pour l’article 434-15-2 ? En se référant explicitement au droit de l’Union européenne, le tribunal correctionnel de Marseille à la remise en cause de l’infraction de refus de communiquer le code d’un téléphone, en plaçant une fois n’est pas coutume, le droit européen en garde fou. D’autres tribunaux pourraient se montrer sensibles aux mêmes arguments, entraînant un risque d’annulation ou d’inapplication de l’article 434-15-2 dans les dossiers où l’on exigerait la communication du code de déverrouillage sans intervention d’un juge. Une réforme législative est régulièrement évoquée pour se conformer à ces impératifs européens. Elle consisterait à rendre obligatoire, ne serait-ce qu’a posteriori, la validation par un juge indépendant en matière de saisies et d’accès aux données d’un téléphone. Une telle modification permettrait de conserver l’outil répressif prévu par l’article 434-15-2, tout en garantissant un contrôle impartial et rapide, gage de conformité avec la jurisprudence de la CJUE. Le jugement du tribunal judiciaire de Marseille démontre que l’infraction de refus de code de déverrouillage demeure un enjeu complexe, situé à la croisée de la lutte contre la criminalité et de la protection des droits fondamentaux. Alors que la jurisprudence française avait jusqu’ici conforté la validité de l’article 434-15-2, la reconnaissance de l’incompatibilité de certaines pratiques avec le droit de l’Union européenne pourrait rebattre les cartes. Entre l’exigence d’efficacité des enquêtes et la nécessaire garantie d’un contrôle juridictionnel indépendant, la France se trouve confrontée à un dilemme pressant : soit aménager sa procédure pour respecter les standards européens,

Dérégulation : Les réseaux sociaux, nouvelles arches de Noé des passions ignorées

Les réseaux sociaux se sont imposés comme des outils incontournables d’information, de communication et de mobilisation politique. Initialement, pour moderniser le fonctionnement des démocraties et permettre à chacun de faire entendre sa voix, ils sont rapidement devenus des vecteurs d’influence majeurs sur les masses. Selon le rapport Digital 2023, environ 60 % de la population mondiale les utilise quotidiennement, en moyenne, à raison de 2 h 30 par jour. Dès leurs balbutiements, certains experts du Web vaticinaient l’avènement d’un « âge d’or » de la démocratie numérique. Des entrepreneurs de la Silicon Valley ont été érigés en figures de proue de cette révolution numérique, porteurs d’un projet de désintermédiation de l’information et d’émancipation citoyenne. Clay Shirky (Here Comes Everybody, 2008) et Yochai Benkler (The Wealth of Networks, 2006) définissent cette logique participative du Web 2.0, ayant vocation à permettre au citoyen lambda de devenir acteur et moteur du débat public, en bypassant les médias traditionnels. Cependant, victime de son succès, ces belles intentions ont été rattrapées par une réalité économique y trouvant des intérêts tout autres. L’impérieuse nécessité de rentabiliser ces plateformes a conduit à une priorisation des contenus susceptibles de maximiser l’engagement, au détriment de la diversité et de la qualité de l’information. L’argument de la « liberté d’expression » a souvent été brandi pour justifier la dérégulation des réseaux sociaux. Force est de constater que cette liberté ne s’est pas traduite par un pluralisme renforcé : elle a surtout permis une captation du débat public par des logiques marchandes. Quinn Slobodian (Le Capitalisme de l’Apocalypse) analyse cette tendance contemporaine comme une extension du capitalisme au domaine cognitif, où l’information devient une ressource économique exploitée selon des dynamiques de marché. Cette analyse rejoint le concept d’anarcho-capitalisme développé par Peter J. Hill dès 1979, qui se caractérise par une quête de liberté absolue du marché, s’opposant à toute régulation étatique perçue comme une entrave illégitime. Dans cette optique, les réseaux sociaux sont vus comme un eldorado, des places de marché idéologiques, où les idées sont valorisées non pour leur pertinence ou leur contribution au bien commun, mais pour leur capacité à générer, voire exacerber, des réactions émotionnelles. La rentabilité pour unique boussole, seules les propositions les plus rentables en termes d’engagement algorithmique prospèrent. Cette évolution finalise ainsi la privatisation du débat public, désormais soumis aux logiques d’offre et de demande. Les plateformes numériques sont des arènes de compétition où la viralité devient la nouvelle mesure d’une « vérité » sur laquelle capitaliser. Historiquement, dans l’Europe du XVIIe siècle, cette dynamique nous rappelle certaines caractéristiques du mercantilisme : une concurrence exacerbée entre puissances, la captation des richesses informationnelles par une poignée d’acteurs dominants et une instrumentalisation des passions collectives au service d’intérêts particuliers. Transposées dans l’espace numérique, les plateformes technologiques se substituent aux grandes puissances étatiques. Les algorithmes orchestrent une nouvelle forme d’accumulation primitive, non plus de richesses matérielles, mais de données et d’attention. Comme autrefois les grandes compagnies commerciales cherchaient à monopoliser les routes du commerce mondial, les grandes entreprises technologiques rivalisent pour capter et exploiter nos interactions sociales, au prix d’une fragmentation du débat public. Dans ce contexte, la montée des discours populistes s’explique en partie par l’environnement algorithmique des plateformes, terreau fertile qui permet d’exploiter le ressentiment d’une partie de la population envers une « élite progressiste » ou « woke ». Reste encore à personnifier cette lutte en désignant un adversaire iconoclaste. L’Union européenne devient alors une cible privilégiée, caricaturée en « Grande prostituée de Babylone », dépeinte en incarnation d’un espace perverti par le cosmopolitisme, corrompu et décadent, et dont la bureaucratie — en déconnexion des réalités populaires — trahit les valeurs des peuples qu’elle est censée représenter. Les réseaux sociaux accélèrent et amplifient la diffusion de ces narratifs. Des personnalités publiques telles que Donald Trump, Viktor Orbán ou Elon Musk utilisent cette rhétorique pour fédérer leur base électorale. Dans la poursuite de cet objectif, il leur apparaît nécessaire d’affaiblir les régulations et les institutions médiatiques. Toutefois, au-delà de leur discours, cette détérioration du débat public n’est pas seulement une conséquence du climat politique actuel mais un objectif en soi. Il s’agit de créer des « zones d’exception » favorisant une reconfiguration des rapports de pouvoir au profit de nouvelles élites économiques remplaçant les anciennes politiques et intellectuelles. La quête d’un pluralisme authentique sert de mirage pour consolider l’avènement d’un pouvoir basé sur l’influence et le contrôle total des canaux d’informations. Michel Foucault rappelait déjà, dans Surveiller et punir (1975) et Naissance de la biopolitique (1979), comment la surveillance et la discipline peuvent façonner les comportements, préfigurant ainsi les dynamiques de contrôle qui se déploient dans cet univers numérique. Le micro-ciblage politique, couplé à la puissance des algorithmes, façonne désormais les comportements électoraux bien au-delà de la simple diffusion d’informations : il amplifie les clivages idéologiques. L’affaire Cambridge Analytica (2018) a illustré de quelle manière l’exploitation des données personnelles de millions d’utilisateurs Facebook pouvait influencer directement des scrutins majeurs, notamment l’élection présidentielle américaine de 2016 et le référendum sur le Brexit, en diffusant des messages conçus pour renforcer les biais cognitifs des électeurs (Cadwalladr, The Guardian, 2018). Daniel Kahneman (Thinking, Fast and Slow, 2011) souligne d’ailleurs l’impact de ces biais, où la pensée rapide et intuitive tend à réagir plus fortement aux contenus chargés d’émotion, rendant la manipulation politique particulièrement efficace. Dans la deuxième moitié de l’année 2024, ces pratiques ont franchi un palier significatif. L’élection présidentielle américaine a été marquée par une utilisation sans précédent de campagnes de désinformation algorithmique, notamment sur X (anciennement Twitter), où la politique de modération d’Elon Musk, au nom de la liberté d’expression, a favorisé une libéralisation totale des contenus. La campagne de Donald Trump a suivi une stratégie de communication ultra-ciblée via les podcasts conservateurs, devenus des relais clés de la mobilisation électorale. En Europe, les dernières élections européennes ont été fortement impactées par des campagnes de manipulation venues de l’étranger, notamment de la Russie, qui a su tirer avantage de ces algorithmes pour amplifier les discours souverainistes et anti-élites. Face à ces menaces, la régulation des plateformes devient complexe. L’adoption du Digital Services Act (DSA) en 2023 constitue